De profundis

tiré d'Us et Coutumes à bord des Long-Courriers


"Cap'taine, Le Tellec est mort pendant le quart de minuit, entre deux et trois heures."


Le Tellec, dans "Us et Coutumes", Le Tallec dans "Dictons et Tirades", Le Pellec dans l'ADSM Archives de l'Inscription Maritime du Havre... il s'agit sans doute du même...

"Le Tallec souffrit des semaines et des semaines sur sa dure couchette. Revenant de l'océan Indien, nous avions depuis quelque temps déjà doublé le cap de Bonne-Espérance et nous étions en route vers la France. Nous comptions sur le doux climat des alizés de Suet pour nous aider à sauver notre pauvre camarade qui s'affaiblissait de plus en plus, miné par un mal profond que seul un médecin aurait pu, peut-être, combattre avec quelques chances de succès.

Il était d'une maigreur squelettique et ne s'alimentait que de quelques gorgées de lait condensé. Nous nous demandions souvent comment il pouvait vivre encore... « Il mourra quand nous approcherons Sainte-Hélène, puisque c'est la première terre que nous rencontrerons depuis qu'il est malade », disaient les vieux matelots, forts de leur longue expérience.

« Terre en vue bien souvent
Pour le marin mourant
C'est la Mort
Qui monte à bord. »

Il s'éteignit en effet, quand par un beau soir des tropiques nous relevâmes l'île par notre travers...

Dictons et Tirades des Anciens de la Voile

"Cap'taine, Le Tellec est mort pendant le quart de minuit, entre deux et trois heures."


"Le Capitaine, en qualité de médecin, constatait la mort... Plus tard, officier de l'état civil, il rédigerait l'acte officiel de décès. Mais entre-temps, redevenu marin, il portait sur le Rôle d'équipage, dans la case réservée aux "mouvements" du matelot Le Tellec : mort le 27 décembre 1906, à 3 heures du matin. Puis, sur le journal de Bord, dans la partie affectée à la rédaction du quart de minuit à quatre heures, il inscrivait in fine que le matelot Le Tellec était mort à 3 heures. Et traditionnellement, dans la marge, à hauteur de l'inscription, il traçait avec soin une petite croix. C'était l'épitaphe du marin.

Il était ensuite procédé par le Capitaine ou un officier et deux matelots à l'inventaire détaillé des hardes et "autres" du défunt. Cela ne demandait pas grand temps, bien que tout ce que contenaient le coffre et le sac, jusqu'au petit modèle, jusqu'au bateau en bouteille inachevé, fût décrit sur le papier réglementaire. Le coffre et le sac étaient ensuite dûment scellés pour être remis à la famille dans le port du retour. Parfois, le Capitaine avec l'accord de ses assistants, distrayait illégalement de l'héritage de menus objets genre souvenirs, des photographies et des lettres dont la remise à la veuve ou à la famille ne lui semblait pas indiquée. Une antique coutume autorisait le Commandant à vendre au pied du grand mât et au plus offrant les denrées périssables appartenant au défunt, mais aussi certaines hardes reconnus absolument nécessaires pour regréer des compagnons par trop démunis.

Le corps du pauvre camarade qui avait "avalé sa gaffe" ou "filé son câble par le bout", était ensuite habillé décemment de sa tenue de travail, mais les pieds nus. Il était déposé sous le gaillard d'avant, coincé pour le roulis, et dissimulé sous sa couverture.

Sa couchette, même si elle était une des bonnes, une "supérieure" à hauteur d'un hublot, restait inoccupée pour la fin de la traversée et elle gardait le nom du disparu.

Bien des Capitaines maintenaient à la distribution la ration de boisson du mort. Puisque les hommes de sa bordée faisaient à sa place ses heures de barre et de veille au bossoir, qu'ils halaient sur le filin et crochaient pour lui dans la toile, il était juste qu'ils bénéficiassent de son quart de vin et de son boujaron de tafia.

Le matin de son immersion, en général la vingt-quatrième heure écoulée, et à la chute du jour, le corps était "cousu" dans un sac, dans son hamac à bord des navires de jadis, et dans de la toile à voile usagée, de notre temps. Cette pièce qui du temps de son neuvage avait été une si solide, si fidèle toile de hunier, résistant aux pires ruées des vents forcenés, n'était-elle pas pour le gabier qui l'avait si souvent carguée, ferlée, étreinte dans ses bras, entourée de ses soins, le plus enviable des linceuls ?

C'était le plus ancien des matelots voiliers qui cousait son camarade, lentement et minutieusement, arrêtant "au cœur" sa couture avec deux demi-clefs finales.

Les Couleurs étaient alors hissées en berne.

On déposait le corps sur un panneau de bois de sapin construit par le charpentier, et on le lestait en lui amarrant solidement aux chevilles une gueuse de fonte ou de la ferraille pesante.

Enfin, on le recouvrait du pavillon national.


Tout le monde, sauf l'homme de barre et le Capitaine dominant la scène du haut de la dunette, se groupait en silence, casquettes et bonnets bas, autour du camarade qui allait faire son trou dans la grande salée.

Le Second demandait :

- Qui veut dire la prière ?

Et devant l'hésitation générale, ajoutait aussitôt :

- Mousse, dis le Pater.

Le mousse, ému, balbutiait les paroles éternelles tandis que le timonier faisait tinter la cloche de dunette à petits coups espacés : l'humble glas du Large.

- Ainsi soit-il, terminait le récitant.

Le Second commandait à mi-voix :

- Mouille !

Mouille ! Comme pour mouiller l'ancre au terme du voyage. C'est la fin de ta traversée, Matelot, c'est ton mouillage définitif et éternel.

Et il enlevait le pavillon.

La planche était doucement inclinée.

Le corps glissait à la mer et, debout, coulait aux Profondeurs".


Lettre de Margot Hayet-Lhote à Isabelle Rivière le 13 août 1954.

Le Père Abbé Alain de Floris du monastère d'En-Calcat a lu "Us et Coutume", et en a félicité Armand, qui écrit à sa sœur :

"C'est la première fois qu'un de mes lecteurs parle de ce chapitre des funérailles du marin, celui auquel je tiens peut-être le plus, parce que le plus sentimental. Je m'étonnais de cela et voilà que le Père Abbé en cite finement deux passages. C'est comme une flèche fraternelle qui m'a atteint au cœur". 

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