Justice pour les Négriers


Justice pour les négriers

CONFERENCE


Je vais aujourd'hui tenter, en quelques lignes, de vous faire partager mon sentiment sur des marins du temps passé, des Capitaines, qui sont restés pour les terriens de nos jours, et aussi pour beaucoup de navigateurs, de grands méconnus !

Je veux parler des Négriers.

Nous ne pouvons nier qu'ils demeurent dans l'Histoire, auréolés, si je puis m'exprimer ainsi, d'une fort mauvaise réputation, mais combien injustement, à mon humble avis !...

Il est certain que dans leurs rangs se glissèrent quelques forbans, quelques pirates, qui finirent leur existence mouvementée à bout de basse vergue... ou, s'ils avaient réussi à passer par maille, ce qui n'était pas rare, dans le lit confortable d'un riche négociant retiré des affaires et entouré de la considération de ses concitoyens.

Mais ne trouve-t-on pas quantité de mauvais garçons parmi les autres navigateurs de l'époque, aussi bien dans la flotte du Roi que dans celle du commerce courant ? Et cela n'a pourtant pas suffi pour jeter une déconsidération définitive sur ces catégories d'hommes de mer.

Au XVII° et au XVIII° siècles, les Capitaines Négriers furent d'honnêtes marins pratiquant une navigation particulièrement dangereuse dans les fleuves et les plus petits recoins des côtes africaines de Guinée, de l'Ivoire, du Gabon.

Ils effectuaient un trafic licite, bénéficiant de primes élevées, accordées par l'Etat, par tête de passager.... de passager involontaire, transporté.

En même temps que la leur, ils firent la fortune de leurs Armateurs. Les anciennes et curieuses maisons du Quai de la Fosse à Nantes, que nous connaissons tous au moins par l'image, et celles du cours du Chapeau Rouge ou du Quai de la Bourse à Bordeaux, en sont des vestiges émouvants, pleins d'enseignements.

Le Quai de la Fosse à Nantes en 1880

Le commerce auquel ils s'adonnaient n'était ni des plus faciles, ni des plus plaisants, car ils avaient affaire avec les rois, roitelets et autres souverains africains, à des adversaires dénués de la moindre courtoisie, retors, exigeants, et d'une parfaite mauvaise foi.

Ils étaient courageux : le canon et le mousquet donnaient souvent de la voix à leur bord, et les sabres, haches et coutelas ne chômaient pas durant la traite.

Evidemment, dans leurs transactions, ils faisaient montre d'idées larges, et ne s'embarrassaient pas de préjugés gênants, mais en cela ils ne se distinguaient pas outre mesure de la plupart de leurs camarades faisant une navigation plus paisible.

Leurs comptes étaient parfaitement tenus, et leurs rapports de mer d'une précision remarquable. Nous avons pu en admirer de nombreux spécimens provenant de l'ancienne Amirauté de Nantes.

Ils prenaient soin - autant que possible - de leur vivante et précieuse cargaison. Bien sots ! ceux qui croient encore que l'on pouvait détériorer de gaieté de cœur une marchandise dont certains éléments livrés aux Antilles ou à Bourbon, valaient plus de 2.000 livres en bonne monnaie de France !

Quand la ration était diminuée, c'était qu'on ne pouvait faire autrement ; quand le fouet ou la garcette intervenait, c'était en juste châtiment, dans l'intérêt commun, ou pour faire cabrioler ou danser les passagers trop enclins à la mélancolie... la danse ayant été de tout temps considérée comme un délassement hygiénique et un dérivatif agréable aux idées noires.

Nos anciens, les Négriers, possédaient une science technique, en certaines branches de leur profession, vraiment impressionnante. Ainsi, en ce qui concerne l'arrimage, qui fut et qui reste, nous le savons tous, un des problèmes les plus importants de notre métier, quant aux bonnes conditions de navigation et de rendement d'une campagne.

Sur ce chapitre, ils étaient passés maîtres. Ils laissaient bien loin derrière eux les arrimeurs de fûts de Cette et de Bordeaux, les arrimeurs au cric de boucauts de sucre de la Martinique, et ils étalaient honorablement les arrimeurs de harengs en caque, et de sardines en boîtes.

Songez que le type de choix du navire négrier à l'âge d'or de la traite était un navire de 200 tonneaux environ, percé pour 16 ou 18 canons au moins, qui emportait nécessairement à son départ de la côte d'Afrique, des vivres et surtout de l'eau douce en quantité considérable, des munitions et pas mal d'autres ferrailles : barres de justice, chaînes, colliers, etc... en plus des rechanges indispensables.

Ces navires étaient armés d'un équipage de 50 hommes environ. L'Etat-Major comprenait, avec le Capitaine, un Second, deux Lieutenants, et un ou deux Enseignes, ces derniers « embarqués pour la nourriture ou avec simple solde de matelot ».

Eh bien ! ces bateaux arrivaient à embarquer couramment 600 nègres : 3 par tonneau ! (1 tonneau = 1 m3 environ)

On reste émerveillé devant les plans d'arrimage.

« La Gentille », de 55 tonneaux, transporta une fois 266 noirs et « le Favori », de 90 tonneaux, en embarqua 420. « Le Salomon » de 200 tonneaux, en chargeait habituellement de 630 à 640.

Le plus grand des navires employés à la traite des noirs, semble avoir été « La Mégère », de 500 tonneaux, Armateur Caillaud, de La Rochelle. Mais le plus petit fut certainement ce minuscule « Postillon » de Nantes, armé en 1754, par Rollet du Chalet, et qui n'atteignait pas 15 tonneaux ! Il comptait 7 hommes d'équipage, y compris le Capitaine, et chargeait de 22 à 23 nègres !

Vous jugez des agréments de la traversée d'Angola à Port au Prince, d'Haiti, à bord de cette miniature de long-courrier !... Il termina sa carrière au long-cours de traite, vendu à un colon des Antilles, pour... un nègre !

Il est vrai qu'en ce temps de progrès, on appliquait presque généralement à bord, la méthode de ce fameux Second Nantais, dont le nom oublié mérite cependant de passer à la postérité, et qui, dans un éclair de génie, s'écria un jour ce qui suit ou quelque chose d'approchant :

« Mais enfin, nous sommes fous ! Notre excessive bonté, notre sensibilité, exquise mais exagérée, brise l'essor de notre commerce ! Pourquoi donc laisser ces noirs se prélasser tels des sybarites, confortablement étendus sur le dos durant la traversée de la Côte aux Iles d'Amérique ? Il faut sans retard établir de nouveaux plans d'arrimage comportant les noirs couchés sur le côté et les jambes suffisamment repliées. Ainsi, nous doublerons notre cargaison de bois d'ébène, sans compter qu'ils y gagneront en aise, car, convenablement souqués, coincés les uns par les autres, ils ne broncheront plus ni au roulis, ni au tangage ».

Ce brillant officier en second était, dans le fond, un philanthrope, ami des nègres, et aussi de l'armement français. Nous devons l'admirer. A noter que sa bienfaisante innovation déclencha de nouvelles marques de sollicitude envers les noirs. Ainsi, tous les Capitaines veillèrent désormais à ce qu'ils fussent toujours arrimés sur le côté droit, ce qui ménageait leur cœur. Il convient, en toute justice, de reconnaître que ces passagers se trouvaient le plus souvent un peu serrés, dans des entreponts assez bas, sous barrots, et même entre barrots ; qu'ils étaient un peu gênés pour prendre leur nourriture et pour tout le reste, quand le mauvais temps interdisait l'ouverture des panneaux durant plusieurs jours et la montée sur le pont par escouade pour la promenade quotidienne.

Il est vrai que l'odeur de la cale et des faux-ponts, pendant ces périodes de claustration forcée, ne devait rappeler en rien le parfum de la bergamote ou de l'essence de rose. Mais je suis convaincu que le marin anglais exagère, qui déclare dans son journal, que la présence d'un navire négrier au vent, était décelée dans certaines circonstances, à plusieurs milles par « les puantes émanations qu'il dégageait ». Pure calomnie d'ennemi ! Méprisable jalousie de métier !

Je ne manquerai pas d'ajouter ici que les négriers étaient des plus galants... Les femmes étaient logées sous la Chambre même, au-dessus de la Sainte-Barbe, par conséquent à portée des soins du Commandant et de l'Etat-Major. Et combien nombreuses furent celles qui, au cours de ces longues traversées, se virent gracieusement offrir la propre couchette du Capitaine ou celle des Lieutenants ! Ne trouvez-vous pas, comme moi, ces attentions touchantes envers des passagères de toute dernière classe ?

Mais laissons de côté ces aperçus badins sur la sentimentalité de ces braves marins, et revenons aux choses plus sérieuses et historiques.

Le métier de Capitaine Négrier avait des exigences qui nécessitaient, pour l'exercer, des hommes au cœur bien trempé, au caractère sans faiblesse, aux réactions plutôt rudes. Cependant, nos anciens de la traite n'étaient pas les brutes sauvages, cruelles et grossières que l'on se plaît à imaginer de nos jours. Loin de là ! Et pour le prouver, je ne puis mieux faire que de vous citer un passage du bel ouvrage de Gaston Martin, qui a étudié des centaines et des centaines de documents authentiques sur la traite de Nègres.

... « Ce qui domine, dans l'ensemble, c'est une impassibilité presque absolue devant les périls de la mer, les embûches du trafic, et ... les souffrances de leurs cargaison. Ces durs trafiquants sont aux antipodes de la sensiblerie d'un Abbé Raynal, et fort loin même de la simple sensibilité.

Rien de plus inexact pourtant que de les prendre pour de vulgaires brutes. Certes, les rapports de mer en mentionnent quelques-uns, qui durent être des alcooliques à demi-fous de tafia et de solitude, frappant les équipages et mêmes les officiers, qu'il faut enfermer dans leur cabine pour sauver le bâtiment qu'ils vont perdre. Mais dans l'ensemble, ils apparaissent bien davantage comme des gens de bonne compagnie, dont les inventaires de décès révèlent la coquetterie et les goûts de luxe et de parade. Ils ont l'épée à poignée d'argent, insigne de leur commandement, les vestes à boutons et broderies d'or, deux ou trois perruques de rechange, des souliers à boucle d'argent, des chemises à jabot ou poignets de dentelles, une petite bibliothèque qui ne comporte pas que le Flambeau des mers, mais aussi les romans du jour, voire de l'argenterie de table, et un ameublement de quelque confort. Ils se savent déjà quelque peu des personnages ».

Nous voici fixés sur l'allure véritable de ces Capitaines.

Je rappellerai encore un extrait de l'acte d'inventaire dressé à la mort du Capitaine Durand-Dumanoir, décédé à Angola et cité par Gaston Martin :

« Un fauteuil en veau retourné, quatre chaises de cuir de Russie, et trois pliants idem ; un grand miroir et un petit de toilette, sept couverts complets, une salière, deux gobelets et un étui, le tout en argent massif, etc.... etc.... »

Ces messieurs aimaient donc les installations confortables et les objets usuels de valeur.

N'oublions pas qu'ils étaient réputés, tout comme les autres Capitaines au long-cours, « vivre noblement » et que leurs fils avaient également le droit d'accès à la plupart des écoles et institutions réservées aux enfants de la noblesse. D'ailleurs assez nombreux furent les Chevaliers et Comtes authentiques qui naviguèrent à la traite en qualité de Capitaine ou d'Officiers.

Les Capitaines étaient les amis de leur négociant et très fréquemment entraient par mariage dans sa famille.

Voilà ce qu'étaient en réalité ces marins calomniés !

De quelque point de vue que l'on se place, ils sont bien, avec leurs armateurs, de grands méconnus !

Méconnus surtout en ce qui concerne leur action sur l'évolution de la race noire. Ne criez pas au paradoxe.... Jamais au cours des siècles, les fils de Cham ne trouvèrent amis plus sûrs et plus dévoués, plus soucieux de leur avenir et de leur prospérité.

N'est-ce pas grâce à eux - je ne suis pas le premier à le proclamer - qui ont vaillamment arraché leurs ancêtres à la ténébreuse et ignorante Afrique, que nos frères, dits de couleur, peuvent aujourd'hui goûter aux bienfaits de la Civilisation et du contact quotidien avec les blancs d'Europe et des Amériques, purent devenir littérateurs, avocats, cireurs de bottes, médecins, boxeurs, ou chômeurs, tout comme un homme non coloré ?

Sans les Négriers, enfin, nous n'aurions pas aujourd'hui à Montparnasse et ailleurs, nos voluptueuses danseuses de biguines créoles ; nous n'aurions jamais entendu chanter « Adieu Foulard, adieu madras » ; nous n'aurions pu admirer - je frémis en l'écrivant - notre illustre Joséphine Baker.... J'en passe, et des meilleurs, comme disait... ?

Gloire donc ! Gloire ! Respect et admiration à nos grands anciens les Capitaines Négriers, nobles hommes et bienfaiteurs méconnus !...

Armand Hayet

Capitaine au Long-Cours

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