Le Naufrage du Saint-Vincent-de-Paul

"Naufrage, séjour dans une île déserte, ... espoirs juvéniles de vivre un jour moi-même pareille aventure merveilleuse. Hélas ! Le Destin ne devait me favoriser que d'un banal naufrage sur la côte de France, et lors de cet incident de mes navigations, je n'avais plus douze ans depuis longtemps !"

Us et Coutumes à bord des Longs-Courriers


"Car, si la marine est la plus belle des carrières, la navigation à voiles est, sans contredit, le plus beau des Beaux-arts.

Un art périlleux, donc infiniment passionnant. Il a fini, pour HAYET, par un naufrage dans la Manche, en plein hiver, suivi de 36 heures passées dans un canot, avec de l'eau jusqu'au ventre et des embruns glacés sur le reste du corps. Ce naufrage a été, pour HAYET, la plus terrible des aventures par ses conséquences. Car il s'en est sorti avec de tels rhumatismes qu'il a dû renoncer à naviguer et, pour un marin comme lui, rien n'est plus douloureux qu'un tel renoncement".

Paul Chack
Paul Chack


PRESENTATION D'ARMAND HAYET 

avant une CONFERENCE 

par le capitaine de vaisseau Paul CHACK

Extrait du journal

Le petit Havre du jeudi 7 mars 1907

"Le voyage de ce navire aura été vraiment très accidenté. En allant de Beira à Delagoa-Bay, [Baie de Maputo] il s'était échoué une première fois, mais avait pu se dégager et être remorqué à Durban.

Après réparations provisoires, il s'échoua à nouveau en quittant ce port, mais put être renfloué sans avaries apparentes et fit route sur Le Havre.

Dans son dernier échouement sur les Essarts de Langrune, le voilier fut déchiré vers son centre à bâbord."


L'éperonnage de la "Fusée"
récit d'Armand Hayet

"Venant de Port-Natal, sur la côte orientale d'Afrique, nous étions en Manche, pris par la brume de février. Dans la nuit nous abordâmes un chalutier à violes de Trouville, feux de navigation et de pêche éteints et qui n'avait pas cru bon de répondre à nos signaux sonores. Avant que leur bateau éventré et momentanément maintenu à flot par son gréement pris dans notre bout-dehors de beaupré, ne coulât à pic, les pêcheurs au nombre de six purent escalader notre gaillard. Nous étions en ce moment à une quinzaine de milles de la côte anglaise, dans le S.-O. de Start Point.

Pendant trois jours entiers, nous restâmes dans la purée de pois la plus épaisse, la plus oppressante que j'aie jamais rencontrée. Nous étions comme ensevelis, et sans défense contre l'abordage et contre la dérive sur les hauts-fonds et les cailloux ;

« Capitaine aveugle, pilote sans yeux

Dans la brume... à la grâce de Dieu ! »

La brume ayant mangé le vent, avant d'être à son tour mangée par lui, nous étions entraînés par les courants variant de force et de direction à chaque changement de marée. Cette mer étroite n'était pas pour les long-courriers, un confortable chenal mais un coin de mauvaise réputation et les capitaines des grands voiliers "n'emmanchaient" pas sans appréhension.

Bref, nous n'étions pas fiers et si nous entendions trop fréquemment à notre gré, les sirènes des paquebots marchant à des vitesses dites réduites et les cornes à brume des voiliers à peu près encalminés comme nous, nous ne savions plus du tout  après trois fois vingt-quatre heures, où nous nous trouvions. C'est alors que le patron du chalutier qui, sauf les quelques heures qu'il consacrait au sommeil, restait constamment sur le pont accoudé à la lisse du vent, nous dit :

- J'crois ben, qu'avec le renversement de cette marée un petit Nordé va chasser la brume, au moins pour une partie du jusant et peut-être ben que vous aurez un regard de Dieu qui vous permettra de fusiller le soleil.

Vers 9 heures, le voile glacial se déchira, ainsi que l'avait prédit le pêcheur. Nous avions enfin un horizon, sans grande netteté il est vrai, mais à 10 heures, dans un interstice des nuages, le disque pâle du soleil se montra quelques instants. Nous profitâmes, sextant en mains, de ce «Regard de Dieu» pour «fusiller» l'astre désiré. Nous pûmes prendre également une hauteur méridienne.

Puis la brume nous enveloppa de nouveau, aussi dense, aussi impénétrable qu'avant l'éclaircie.

Le point fait, je demandai au patron :

- Où pensez-vous que nous sommes ?

- Dame ! j'peux me tromper, j'ai pas l'habitude de vos grands bateaux... mais nous devons être dans les 10 ou 12 milles à peu près dans l'Nord de Cherbourg.

Les calculs nous mettaient à 10 milles au Nord 8° Est, de ce port...

Ainsi, voilà un marin n'ayant jamais navigué que sur des barques de pêche, qui par ses seules observations, son expérience de la Manche, ses appréciations sensées, après trois jours de calme plat, de brises folles, de dérives compliquées et de routes désordonnées, sans avoir vu plus loin que le long du bord sur un grand navire où tout est nouveau pour lui, parvient à donner sans avoir inscrit un seul chiffre ailleurs que dans sa mémoire, un point estimé d'une exactitude stupéfiante !"

Dictons et Tirades des Anciens de la voile


L'éperonnage de La "Fusée"

Le Petit Havre du 8 mars 1907

Barque coulée - Trois-mâts barque échoué

Nous avons annoncé hier qu'à la suite du brouillard le trois-mâts barque Saint Vincent-de-Paul, du Havre, aborda et coula, dimanche après-midi, la barque de pêche Fusée, de Trouville, puis s'échoua ensuite sur les rochers du Calvados.

Voici quelques renseignements complémentaires sur ce double accident.

Après l'échouement et comme il y avait beaucoup de houle, l'équipage du voilier embarqua dans les canots et gagna la côte. Les marins de la Fusée, au nombre de cinq, partirent alors pour Trouville.

Le trois-mâts Saint Vincent-de-Paul jaugeant 640 tonnes, appartenant au Crédit Foncier d'Algérie, s'est trouvé échoué sur la pointe du banc des Essarts de Langrune, en face Saint-Aubin.

Il était commandé par le capitaine Blanchard et venait de Durban sur lest. Les quinze hommes composant son équipage sont sains et sauf.

Vers midi, le bâtiment ayant été abandonné par son équipage, les pilotes de Ouistreham en ont pris possession et ont réclamé aussitôt des secours.

Une cinquantaine de pêcheurs du littoral ont ensuite envahi le navire qui fut livré au pillage.

Le remorqueur Calvados, capitaine Guiomat, venant de Honfleur, et une Abeille, du Havre, se sont rendus à Saint-Aubin, pour tenter le renflouement du Saint Vincent-de-PauI, mais leur concours fut décliné.

Dans la nuit de lundi à mardi, [lundi 4 à mardi 5 mars] un remorqueur de Ouistreham put prendre le voilier et l'a amené sur la plage près de Ouistreham, en face Riva Beila. Il a une légère voie d'eau et flotta à nouveau à la marée de midi. Il est probable qu'il a été depuis lors entré à Ouistreham.


L'échouement du Saint-Vincent-de-Paul

Le Petit Havre du 9 mars 1907


Nous avons fait connaître dans quelles circonstances le trois-mâts Saint Vincent-de-Paul s'était échoué sur les rochers du Calvados et avait été ramené à Ouistreham.

Nous avons reçu à cette occasion, une lettre de M. Legubilleur, pilote de ce dernier port, qui précise en ces termes le concours apporté par les pilotes et les pêcheurs de cette station dans les opérations de sauvetage :

« Etant de service à la mer lundi 4, à 10 heures du matin, nous fûmes informés par le pilote de vapeur anglais Trouville, venant de Newhaven, qu'un navire était échoué sur les Essarts.

Supposant que nos services pouvaient lui être utiles, nous nous rendîmes immédiatement à bord.

Le navire avait ses huniers de haut, les autres voiles étaient seulement carguées. Ne voyant personne, nous montâmes à bord vers onze heures du matin. Tous les logements étaient vides et les effets de l'équipage partis. Après nous être rendu compte de la situation du navire, nous convînmes que Edouard Lefoulen, Arthur Seigle et le mousse Gérard resteraient à bord pendant que j'irais chercher du secours à Ouistreham.

A mon arrivée à terre, le remorqueur Calvados, de la Chambre de commerce de Caen, n'étant pas revenu de Honfleur, je télégraphiai au Havre pour demander un remorqueur.

Je ralliai ensuite tous les pilotes disponibles, nous choisîmes dix-neuf pêcheurs dont nous connaissons très bien l'honnêteté. Le Calvados arrivant pendant ce temps, nous nous mimes d'accord avec le capitaine Guilhomat et nous partîmes avec le remorqueur.

Aussitôt arrivés à bord du Saint Vincent-de-Paul, nous fîmes serrer les voiles, les pompes furent mises en mouvement et les dispositions prises pour le remorquer.

La nuit, [du lundi 4 au mardi 5 mars] lorsque le navire flotta, le Calvados donna sa remorque, la chaine fut filée, puis nous fîmes route directement pour le lieu choisi d'avance pour échouer le navire sur le sable à l'effet de le visiter.

Le Calvados ayant suffi pour le remorquer, nous avons remercié l'Abeille venue du Havre.

Pendant la basse-mer, à 6 heures du matin, le 5, les équipes de pêcheurs ont épuisé l'eau pendant que les pilotes s'occupaient à l'extérieur à aveugler avec des planches, de l'étoupe et de la toile les plus fortes voies d'eau. Le navire était complètement à sec.

A la marée montante, quand le Saint Vincent-de-Paul a flotté, il avait un tirant d'eau de 4 m 75 derrière et 4 m 40 devant. Les pompes n'ont pas cessé de fonctionner, ce qui n'a pas empêché l'eau d'augmenter dans la cale.

A 11 h 45, le Calvados a de nouveau donné la remorque pour entrer le navire à Ouistreham. En entrant dans l'écluse, le tirant d'eau arrière était de 4 m 95 derrière et 5 m 10 devant. Les avaries sont donc sérieuses pour que l'eau l'envahisse de la sorte en si peu de temps après avoir aveuglé les voies d'eau.

Tous les hommes amenés par nous pour travailler à bord, se sont très bien conduits, rien n'a été pris par eux. Une ligne de sonde neuve a été emportée par les hommes de Luc qui ont conduit le capitaine Blanchard à bord le lundi soir, vers 4 heures et sont retournés à terre avec lui à 6 heures du soir.

Les pilotes de Ouistreham protestent énergiquement contre toute accusation de pillage de la part du travailleur et ils affirment que, si le Saint Vincent-de-Paul avait passé une basse mer de plus sur les Essarts, il eut été impossible de le sauver.


Un autre journal :

L'échouement du Saint-Vincent-de-Paul

Le Journal du Havre du 5 mars 1907

Le Saint-Vincent-de-Paul à la côte : Le grand voilier havrais Saint-Vincent-de-Paul allant de Durban (province de Natal) à son port d'attache le Havre, ayant 15 hommes d'équipage à bord, a fait côte sur le rocher des Essarts par suite de la brume constante qui règne dans ces parages. On espérait pouvoir retirer le navire de sa position critique, mais on a dû l'abandonner. L'équipage est débarqué sain et sauf à Luc-sur-Mer. A bord de ce trois-mâts se trouvaient 5 hommes de la barque de pêche La Fusée de Trouville qui, il y a quatre jours avait été abordée et coulée par le Saint-Vincent-de-Paul sur la côte anglaise. L'équipage de la barque a été rapatrié par les soins du garde maritime de Luc. Vers midi, le bâtiment ayant été abandonné par son équipage, les pilotes de Ouistreham en prirent possession. On annonce aujourd'hui qu'ils l'ont renfloué. Le Saint-Vincent-de-Paul appartient au Crédit Foncier à qui il a été vendu par son ancien armateur, M. Bernard.


Remettons les pendules à l'heure...

Mercredi 27 février 1907 : éperonnage de la "Fusée".

Lundi matin 4 mars 1907 vers 5 heures : échouage du Saint-Vincent-de-Paul,  (à marée basse), abandon du navire par l'équipage.

Lundi 4 mars 16 h : le Capitaine Blanchard est à son bord, conduit par les hommes du Luc.

Mardi 5 mars 11 h 45 : le Saint-Vincent-de Paul est remorqué.

Armand Hayet n'est donc pas resté "48 heures dans l'eau froide", ni même les "36 heures passées dans un canot, en plein hiver, avec de l'eau jusqu'au ventre et des embruns glacés sur le reste du corps" citées plus haut par l'Amiral Chack...


Par dépêche ministérielle du 31 juillet 1907, ce marin doit être traduit devant le Tribunal maritime Commercial Spécial pour l'abordage survenu le 27 février 1907 entre le Trois-mâts Saint-Vincent-de-Paul et la barque de pêche Fusée.


Le Saint-Vincent-de-Paul


Le Petit Havre du 10 mars 1907

Le voilier Saint Vincent-de-Paul, amené à Ouistreham après son échouement à Langrune, est maintenant à l'abri dans le canal.

L'Administration de la marine a ordonné à l'équipage de reprendre son service à bord, ce qui a été fait.

On doit installer sur le navire une pompe puissante pour épuiser l'eau qui continue à pénétrer dans la cale, afin de permettre de remorquer le voilier jusqu'au Havre où auront lieu les réparations.

Le propriétaire de La Fusée, qu'il a secouru, réclame une vingtaine de mille francs.

Le Petit Havre du 12 mars 1907

Le voilier Saint Vincent-de-Paul, est demeuré à Ouistreham où des mesures sont prises pour assurer sa conduite au Havre où auront lieu les réparations. Toutefois, en raison de la faiblesse des marées actuelles, il est probable que le déplacement du voilier ne pourra avoir lieu avant une huitaine de jours.

Les frais de sauvetage, y compris le concours du remorqueur Calvados et le déplacement de l'Abeille, sont estimés à une soixantaine de mille francs.

Le Petit Havre du 14 mars 1907

Le trois-mâts Saint Vincent-de-Paul, venant de Durban et qui avait été conduit à Ouistreham après échouement en face de Langrune, a été amené hier [le mercredi 13 mars] au Havre sous la direction d'un capitaine du Syndicat des Assureurs.

Le voilier, qui avait été pris en remorque par l'Abeille VIII, a été en outre assisté, à son entrée au Havre, par l'Abeille VII.

A son arrivée, vers une heure et demie, comme la mer baissait, le voilier fut conduit dans l'annexe de la Floride, où il ne tarda pas à s'échouer.

Le navire fait eau et le bateau pompe de la Chambre de commerce a été mandé pour épuiser l'eau et faciliter une nouvelle visite du bâtiment. Ce bateau-pompe ne pourra toutefois sortir qu'à la prochaine marée.

Le Saint Vincent-de-Paul sera laissé dans l'annexe jusqu'à ce qu'il puisse être conduit sans crainte au bassin de la Citadelle et être mis en cale sèche.


La fin du Saint-Vincent-de-Paul

Le Saint-Vincent-de-Paul se trouvait encore dans le Canal de Tancarville à la date du 3 juillet 1907. Dans son ouvrage « Les derniers voiliers antillais » page 353 de la réédition du 1970, Louis Lacroix écrit à propos de la fin du Saint-Vincent-de-Paul : « Perdu par échouement le 3 mars 1907 sur le littoral de Caen par suite d'une erreur de feu. Arrivait sur lest de Durban au Havre »...

Pour connaître la fin de l'histoire du Saint-Vincent-de-Paul il faut dépouiller systématiquement les journaux locaux du 3 juillet 1907 à décembre 1910, époque de sa transformation en ponton. Il est vraisemblablement resté désarmé dans le Canal de Tancarville pendant tout ce temps-là.

Le procès

Abordage du "Saint-Vincent de Paul" et de "la Fusée". 

Le tribunal maritime commercial spécial s'est réuni hier matin, aux bureaux de la marine, sous la présidence de M. de Jonquières, capitaine de frégate, assisté de MM. Pierre Morgan, juge au tribunal de commerce ; Auvergne, lieutenant de vaisseau, Benech et Liguistin, capitaines au long-cours ; Millet, commissaire rapporteur, et Laplace, commis principal de l'inscription maritime, greffier. 

Le tribunal avait à connaître de l'abordage du Saint-Vincent de Paul et de la Fusée, qui se produisit dans les conditions suivantes :

Le 27 février 1907, vers minuit, par temps brumeux, mais permettant néanmoins d'apercevoir des feux à bonne distance, le trois-mâts Saint-Vincent de Paul, ses feux de route en position et bien clairs, se dirigeait vers le Havre et il se trouvait à 35 milles au Sud de Starpoint quand l'homme de vigie signala à la cloche un navire devant par bâbord ; l'officier de quart, Mr Hayet, au lieu de manœuvrer aussitôt, courut à l'avant voir ce qu'il y avait, puis, s'étant rendu compte, fit modifier sa route pour éviter un abordage qui se produisit néanmoins avec la barque de pêche la Fusée, de Trouville.

L'équipage de la Fusée sauta sur le navire abordeur, abandonnant le patron blessé dans l'abordage et le mousse. Ce dernier embarqua comme il put son patron dans le canot du bord et se dirigea vers le Saint Vincent de Paul, où ils furent recueillis.

La barque abordée avait également son foc de tête de mât et ses filets à la traine. La veille était assurée par les matelots Charles Perchez et Eugène Brize ; ce dernier n'était pas à son poste ; il était descendu pour manger, sans se faire remplacer.

Seul Perchez était à la barre et quand il vit le trois-mâts Saint Vincent de Paul arriver, il n'eut pas l'idée de monter un deuxième feu, ainsi que le prescrit le règlement sur les abordages, ce qui aurait permis au Saint-Vincent de Paul d'apercevoir la barque et aurait évité l'abordage.

Le Capitaine Blanchard, commandant du Saint-Vincent de Paul, louvoya sur les lieux de l'accident pour se rendre compte de l'état de la barque abordée, mais, vu l'état de la mer, il jugea dangereux de mettre une embarcation à l'eau.

A l'unanimité, le tribunal a mis hors de cause le lieutenant Hayet, a condamné à 10 francs d'amende avec sursis les matelots Perchez et Brize, et acquitté le capitaine Blanchard.

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